Les sirènes n’existent pas, les poubelles si

Les sirènes n’existent pas, les poubelles si

27 septembre 2019 amelallik 0

Si vous prenez les transports en commun franciliens, vous avez certainement remarqué cet été une affiche représentant une sirène au fond des eaux entourée de déchets. La campagne nationale Gestes propres 2019 de l’ONG Progrès et Environnement utilise, comme l’explique l’agence qui l’a conçue, Les Présidents,  le contraste du « mythe de la sirène face à la réalité des déchets marins ». Un petit décryptage sémio des univers de sens et des symboles contenus dans cette affiche.

Le registre du tragique

Dans un univers bleu mystérieux,  faune et flore marines cohabitent  avec des déchets de toutes sortes. Un rayon de lumière diffus transperce l’eau et éclaire une sirène assise sur un rocher.  Dans cette mise en scène, la sirène est un personnage tragique : mince, la peau diaphane, le visage mélancolique légèrement penché vers la surface de l’eau, et les yeux dans le vide, la sirène dégage un  sentiment d’innocence, de fragilité et de solitude. Sa posture donne l’impression qu’elle est sur le point de disparaître, de s’élever vers la surface.  Entre les rochers qui encadrent la scène, les déchets domestiques et industriels accumulés ou se mouvant dans l’eau, et la surface qui semble très proche, l’espace de vie de la sirène est très réduit, étouffant.

Une force supérieure venue d’un autre monde

Une fois le décor installé, l’histoire commence. Le faisceau lumineux ne fait pas qu’éclairer la scène. Il symbolise aussi  une force supérieure qui vient d’un autre monde, comme dans les  films de sciences fiction et les récits d’enlèvement d’humains et de destruction de la Terre par des vaisseaux extraterrestres. La lumière éclairant un personnage féminin au centre de l’image sur le point de léviter rappelle aussi les scènes de l’assomption de la Vierge Marie, qui sont ancrées dans l’imaginaire occidental. Elle est ici métaphore de l’homme qui est tout puissant. À partir de l’âge classique, une nouvelle conception philosophique de Dieu apparaît progressivement et joue un rôle important dans l’émergence de la crise environnementale : Dieu est d’abord pensé comme un horloger, un ingénieur, puis il est complètement évacué. Cela rend possible l’apparition d’une nouvelle relation avec la nature : l’homme remplace Dieu[1]. Il  dévoile les secrets de la nature, reproduit ses processus, la désenchante, la rend matière, objet d’expérimentation, et décide du sort de toutes les autres espèces, sans voix et incapables de se défendre.  La lumière qui vient de la surface  et transperce l’eau dévoile le monde mystérieux de la sirène dont la destruction est bien entamée. Cette dernière est là, en captivité, émaciée, vulnérable, attendant stoïquement sa destinée. Son sort est entre les mains de l’homme.

Sirènes ensorceleuses et sirènes victimes : l’homme et la nature

Notre imaginaire de la sirène vient de deux sources : le mythe scandinave et le mythe gréco-romain. Il est aussi façonné par les différentes productions artistiques et littéraires qui ont traversé les époques. Aujourd’hui, différentes conceptions de la sirène co-existent. La représentation mi-femme mi-poisson de la sirène, d’origine scandinave, a presque occulté sa représentation mi-femme mi-oiseau de la mythologie grecque. La sirène est tantôt une créature maléfique, plantureuse, tentatrice, belle ou monstrueuse, qui attire les hommes au fond des mers et cause leur perte. Tantôt, une jolie et gentille jeune fille, qui vit entre son monde et celui des hommes, tombe amoureuse de l’un d’eux et est souvent pourchassée par un groupe de méchants humains qui lui veulent du mal.

Dans l’affiche de Gestes propres, la sirène et son monde fantastique sont victimes de l’indifférence et de l’inconscience des hommes. Les hommes jettent leurs poubelles partout, et ces dernières atterrissent au fond des mers. Ils polluent cet espace de vie marine et le rendent de moins en moins vivable.  Ils détruisent aussi sa beauté, sa magie et son mystère. Ils mettent fin au fantastique et à l’enchantement symbolisés par la sirène. La réalité de l’homme bourreau contre la nature désenchantée et victime se substitue ici au mythe de la nature mystérieuse enchantée, toute puissante et dangereuse pour l’homme. Cette thématique des relations et transformations de la relation homme/nature est très présente dans les productions artistiques et culturelles, de ces dernières années, notamment cinématographiques (voir par exemple notre décryptage de Jurassic park).

Les sirènes n’existent pas : la voix de la science

L’image est accompagnée d’un texte : « les sirènes n’existent pas, les poubelles si ». La négation « les sirènes n’existent pas » a été largement relayée dans différents titres de la presse et dans les médias français en 2012. C’était suite à un documentaire de Discovery Channel intitulé « Sirènes : le corps retrouvé » qui expliquait qu’il existe différents éléments qui donnent à penser que les sirènes ont existé et existent encore aujourd’hui. Le National Ocean Service (NOS), chargé des réponses aux changements climatiques et aux risques naturels tels que les ouragans et tsunamis, publie alors un communiqué qui nie clairement l’existence d’une quelconque preuve pouvant mener à croire à l’existence des sirènes.

L’existence des sirènes devient donc un objet de discussion dans lequel la science est impliquée. Dans l’affiche, cette voix de la science nous révèle la réalité de ce qu’on ne voit pas dans les fonds marins. Elle reprend la négation « les sirènes n’existent pas » dans une opposition avec une affirmation : « les poubelles si ». Cette construction prend la forme d’une vérité objective et insiste sur l’existence des poubelles (dans les fonds marins) qui est de l’ordre du scientifique et du factuel, par rapport à la non-existence des sirènes, de l’ordre de la légende et de la fiction. Autour de ce fait, d’abord une explication sur l’origine de ces poubelles est avancée : « les déchets marins ont le plus souvent été jetés sur terre. » Ce message  très clair a pour vocation de sensibiliser les destinataires : « vos déchets que vous jetez partout se retrouvent aux fonds des mers ». Ensuite, la description iconique et verbale du comportement à adopter : le logo de Gestes propres, vert et blanc, représentant un personnage de face jetant quelque chose dans une poubelle, et le message qui relève du bon sens : « Les déchets, c’est pour la poubelle ».

Rêverie, réveil, appel à l’action

Cette campagne Gestes Propres a été largement déployée à travers tout le territoire et sur les réseaux sociaux. Elle est soutenue par l’Association des Maires de France et des présidents d’intercommunalité, le Ministère de la Transition Écologique et Solidaire, ainsi que CITEO. L’annonceur explique qu’en 2018, environ 520 000 tonnes de déchets sauvages ont été jetés en France.

Pour sensibiliser les Français, l’affiche convoque plusieurs univers de sens et est construite sur différentes oppositions : réalité/mythe, science/légende, nature/homme, victime/bourreau. On y passe en quelques secondes de la rêverie dans l’univers du merveilleux qui parle à notre âme d’enfant, vers un discours scientifique et objectif qui s’adresse à notre rationalité. Suit une douche froide qui nous extirpe de notre torpeur en expliquant très objectivement que ce sont nos déchets que nous jetons sur terre qui finissent ainsi au fond des mers. Enfin,  un appel à l’action qui prend la forme d’une évidence incontestable : « Les déchets, c’est pour la poubelle ».



[1] Larrère, C., Larrère, R. (2009) [1997]. Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l’environnement. Paris : Flammarion.

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